Source : le journal de la Marine Marchande.
La haute saison arrive à grands pas et la situation se dégrade dans les ports de la Chine du sud. Les taux de fret ont soldé leur cinquième semaine consécutive de hausse record et ne manifestent aucun signe de décélération. Les retards, les pénuries d’équipement et la ruée sur les conteneurs vides s’ancrent dans la durée.
Jusqu’à présent, la perspective était susurrée, suggérée du bout des lèvres, à peine audible comme pour en conjurer la survenue. Elle est aujourd’hui assumée pleinement et prononcée à voix haute : tout retour à la normale est exclu avant 2022, même si la demande mondiale de boîtes diminue (ce qui a été le cas en avril).
Il y a de plus en plus de monde sur les quais et foule au large des côtes chinoises au sud du pays. Les conteneurs tutoient les hauteurs sur les quais de Yantian et les navires font la queue au mouillage. Une scène qui a des airs de déjà vu. Le scénario est rodé. Les retards, les pénuries d’équipement et la ruée sur les conteneurs vides s’ancrent décidément dans la durée.
Selon Otto Schacht, responsable du fret maritime chez Kuehne+Nagel, il y aurait à l’heure actuelle plus de 300 porte-conteneurs à l’ancre dans les ports du monde entier, dans l’attente d’un poste d’amarrage. Si cette donnée est avérée, près de 100 d’entre eux s’impatientent au large de la Chine méridionale, selon les données de suivi AIS, contre quinze il y a un mois.
À 45 % de sa productivité
Partie de Yantian il y a désormais trois semaines, la nouvelle vague épidémique du variant indien du Covid a contaminé le delta de la rivière des Perles. Le plus grand terminal à conteneurs de Shenzhen, le Yantian International Container Terminals (YICT), n’a fonctionné qu’à 30 % de sa capacité à quai ces dernières semaines après avoir mis en œuvre des procédures préventives pour éviter toute propagation.
Le port, qui d’ordinaire traite 37 000 EVP en moyenne par jour, tourne désormais à 45 % de sa productivité normale avec sept postes d’amarrage ; la partie occidentale (celle qui avait été fermée) ayant rouvert partiellement pour traiter prioritairement les importations de conteneurs.
La productivité déficiente, la file d’attente des porte-conteneurs s’est très rapidement allongée. Le leader mondial Maersk, qui a été le premier à alerter ses clients des retards à prévoir, réévalue régulièrement les plannings de ses services. Dans sa dernière actualisation, il s’attendait à un retard de seize jours sur sa ligne principale. Huit de ses services feront l’impasse sur Yantian durant le mois de juin, soit 79 navires déroutés « dans le but de garantir la fiabilité des horaires. »
Mécanique enclenchée
Tous les grands transporteurs ont annoncé des dizaines de suppressions d’escales. Au total, plus de 100 départs vers les ports de Chine du sud sont concernés. Et quand bien même Yantian recouvrerait rapidement sa productivité (les files d’attente ont commencé à diminuer au cours de la semaine dernière), l’attente reste importante et surtout, les navires continuent de s’accumuler dans les installations voisines où les marchandises ont été réorientées : Hong Kong mais aussi Nansha et de Shekou, en Chine du sud, qui ne sont pas dimensionnés pour recevoir cet afflux.
La mécanique est désormais connue : les retards s’accumulant, le réacheminement des conteneurs s’enraye à nouveau et les pénuries de conteneurs de 40 pieds, déjà criantes, se creusent. À tel point que Maersk conseille à ses clients d’opter pour des 20 pieds, pourtant non employés sur le transpacifique.
Surcharge sur les reefers
ONE et CMA CGM ont pour leur part introduit une surcharge sur les reefers, de 1 000 $ par conteneur pour le premier, et de 1 250 $ pour le second sur les expéditions de tous les ports vers Yantian à partir du 11 juin, à l’exception des trafics réglementés où la surtaxe s’appliquera à partir du 21 juillet. La plupart des prises électriques étant déjà occupées, la compagnie nipponne tout comme l’armateur français recommandent à leur aimable clientèle de changer de port de déchargement. Si cette option est exclue, les chargeurs doivent s’attendre à être facturés de manière à couvrir les coûts éventuels de réacheminement. « Pour les unités en cours et celles qui ont déjà été réacheminées, un supplément spécifique sera calculé au moment du rechargement dès que de l’espace sera disponible dans les instlallations de Yantian », ajoute CMA CGM.
La mélodie a déjà été jouée. En mars et avril 2020, à l’acmé de la crise sanitaire sur le continent asiatique, l’empilement des boîtes sur les quais des principaux ports chinois a très rapidement accaparé les branchements électriques, si bien que les conteneurs frigorifiques, par définition sensibles puisqu’ils contiennent des denrées périssables, avaient été déroutés vers les ports voisins pour ne pas subir de rupture de froid. La situation avait entraîné un chaos généralisé et soustrait au marché quantité de boîtes.
Cinquième semaine de hausse record des taux de fret
Les ginkgos ne montent pas jusqu’au ciel mais les taux de fret sont en orbite géostationnaire. Les taux moyens entre Shanghai et l’Europe du nord s’élèvent désormais à plus de 12 700 $/FEU (conteneurs de 40 pieds), contre 2 000 $ en janvier 2020. Les taux entre Shanghai et la côte est-américaine ont augmenté au cours de la même période, passant de 2 900 $ à plus de 8 500 $/FEU la semaine dernière.
Alarmante pour les chargeurs, la tendance discontinue à la hausse des taux de fret s’accélère. La semaine dernière a été la cinquième semaine consécutive durant laquelle les taux de conteneurs ont battu des records. L’indice de fret conteneurisé de Shanghai (SCFI) avait atteint plus de 3 700 points le vendredi 11 juin dernier et les taux de fret au comptant au départ de Shanghai vers l’Europe du nord, la Méditerranée, la côte est des États-Unis, l’Amérique du Sud, l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique du Sud et le Golfe arabe affichent des niveaux records.
Budget transport multiplié par quatre
L’indice quotidien Freightos Baltic, qui mesure les taux spot moyens entre la Chine et les côtes est et ouest de l’Amérique du Nord, a augmenté d’environ 20 % vers la côte est des États-Unis au cours des derniers jours, à 9 317 $ par FEU, son point le plus haut jamais atteint (+ 224 % par rapport à l’année précédente). Entre Asie et la côte ouest américaine, le niveau historique de 6 341 $ par EVP a été atteint, soit une hausse de 194 % en un an.
L’écart entre les deux taux – appelée écart de Panama en référence au canal que la plupart des navires parcourent pour atteindre les ports est-américains – dépasse rarement 1 500 $. Il est aujourd’hui proche de 3 000 $. Ce que les analystes interprètent comme une saturation de la capacité à absorber les marchandises aux portes d’entrée des États-Unis.
C’est dire si les entreprises ont vu leur poste transport multiplié par quatre. Que dire dans ces conditions du budget transport des plus « petits » chargeurs qui ne disposent pas de la même surface financière ? « À l’heure actuelle, il est absolument essentiel de disposer d’une échelle – en termes de volume de transport ou d’économie – pour traverser cette période marquée par des taux records établis chaque jour qui passe », répond indirectement Lars Jensen, le consultant spécialisé, à la tête de Vespucci Maritime.
Conséquences en chaîne
À l’approche de la haute saison, prélude aux fêtes de fin d’année, les exportateurs et importateurs rusent pour nourrir leurs stocks qui s’apparentent à des puits sans fonds. L’un des plus grands détaillants américains, Home Dépot – un parc de 2 300 magasins répartis sur le continent nord-américain, 35 000 produits par magasin et plus d’un million d’articles dans sa boutique en ligne – vient d’annoncer qu’il va exploiter son propre navire pour sécuriser une partie de ses marchandises. C’est la première fois en quarante ans d’existence que la société prend une telle mesure.
Le groupe américain a multiplié les initiatives pour pallier le déficit d’approvisionnement. Il indique avoir eu recours au fret aérien pour des articles de plus grande valeur ou plus petits. Il s’est même fourni en marchandises à des coûts plus élevés sur le marché au comptant alors que ses fournisseurs contractuels auraient dû lui assurer un volume et un prix négociés.
À l’agence de presse Bloomberg, la chaîne de jouets britannique The Entertainer a indiqué avoir été contrainte d’interrompre ses importations de peluches en provenance de Chine car les tarifs ont rendu le prix de détail trop élevé.
La puissante NRF s’en remet à Biden
La National Retail Federation (NRF), quant à elle, a sollicité ces derniers jours une intervention du président Joe Biden. « Les problèmes de perturbation de la chaîne d’approvisionnement, en particulier la congestion de nos principaux ports maritimes, posent des défis importants aux détaillants américains. Non seulement ils allongent les délais mais ont également entraîné des pénuries de stocks qui ont eu un impact sur notre capacité à servir nos clients. En outre, nos coûts de transport et d’entreposage sont importants », a écrit Matthew Shay, président et directeur général de la NRF, dans un courrier adressé à la Maison Blanche.
Selon un sondage de la puissante NRF auprès de ses membres, plus de deux tiers d’entre eux font état de deux à trois semaines de délais dans leur approvisionnement. L’administration américaine a annoncé la création d’un groupe de travail sur ces questions, dirigé par les secrétaires d’État au Commerce, aux Transports et à l’Agriculture.
Des taux de fret structurellement élevés ?
Pour Jan Hoffman, chef du service de la logistique commerciale à la Cnuced, un ensemble d’indicateurs structurels ne militent pas pour une décélération des taux de fret. Le spécialiste rappelle que la consolidation aidant, les transporteurs se trouvent en position de force pour dicter le taux de fret tandis que les impératifs de décarbonisation pourraient aussi entraîner une légère hausse (une analyse de la Cnuced sur ce sujet le démontre), « mais qui restera très faible par rapport à la volatilité actuelle des taux due aux forces du marché », note-t-il sur son blog.
« Les augmentations de tarifs ne seront jamais si importantes qu’elles ne puissent être absorbées par le budget des chargeurs et répercutées aux clients », soutient-on dans le sérail. Sans doute, jusqu’à ce que les consommateurs remarquent que… les prix ont changé.
Adeline Descamps